La Gravouillère

Le mois dernier, me rendant à Clénord, je croisai mon amie la Libellule qui, en me voyant, se précipita vers moi et me dit : “Toi qui t’intéresses à l’origine des noms de lieux-dits, figure toi qu’il y a quelques jours, alors que j'épelai patiemment le nom du lieu-dit la Gravouillère,

je fus interrompue brusquement par mon interlocuteur qui m'affirma : "je sais très bien ce que gravouiller veut dire"...

La Gravouillère à Cour-Cheverny
Surprise et un peu honteuse car, pauvre de moi ! j'étais tout à fait ignorante et n'avais aucune idée de ce que gravouiller pouvait bien vouloir dire. Je me précipitai sur un dictionnaire et, après en avoir feuilleté plusieurs, récents et plus anciens, je me rendis à l'évidence : point de verbe gravouiller, ni bien sûr de gravouillère 

Piquée par la curiosité, j'ai alors mis à profit les ressources d'Internet (1). Gravouiller existe bel et bien : il est même précisé qu'il s'agit d'un mot régional de l'Ouest et du Centre (2). Apparu vers 1625, gravouiller signifie tout d'abord "faire du tapage" (3). “Gravouiller se dit d'un animal qui remue de la terre, du fumier avec les pattes" (4). Cette explication pourrait convenir car il y avait en effet, au lieu-dit "La Gravouillère" à Cour-Cheverny, une ferme et donc des animaux (Chemin de la Fripière, à gauche en allant vers Clénord et un peu avant le Clos de Lutaine). La ferme d'antan a été transformée en résidence. 

Aquarelle de M. Vuibert, artiste local, réalisée en 1932
Quoiqu'il en soit, si notre Gravouillère n'a pas inspiré d'artistes célèbres comme la Grenouillère (A), source d'inspiration pour Apollinaire avec un poème mis en musique par Francis Poulenc et pour Renoir et Monet qui ont peint ce lieu, nous avons cependant un très joli souvenir de La Gravouillère, grâce à une aquarelle particulièrement réussie due au talent de M. Vuibert, artiste local, réalisée en 1932. Sur ce, après ce long discours, elle sortit de son sac à dos l’aquarelle en question ! J’avoue avoir été surprise et je félicitai la libellule pour sa perspicacité, lui promettant que je raconterai son histoire dans “La Grenouille”. 

Alors que je rédigeais l’article, mon conseiller Le Héron, me souffla le résultat de ses recherches sur les suffixes en “ière”, afin d’apporter un élément supplémentaire à l’enquête : en effet de nombreux noms de lieux sont formés à l’aide d’un nom propre français et du suffixe féminin de possession ière (B)

À la suite d’affranchissements octroyés aux serfs appartenant à des seigneurs laïcs et ecclésiastiques, dès 1060-1075 apparaissent dans les documents des toponymes français formés à l’aide d’un nom propre d’homme et du suffixe féminin de possession ière, en latin aria, indiquant la propriété, sous-entendu un substantif tel que terre, maison, ville au sens de domaine rural. Leur aire coïncide souvent avec celle de l’habitat dispersé, car ils correspondent généralement à des exploitations nouvelles et individuelles (5). Selon les auteurs, le suffixe ière joua le même rôle que le suffixe gallo-romain acus, et appelle les remarques suivantes pour le reconnaître : 
  • 1 - Dans le toponyme formé avec un patronyme précédé de l’article “le”, cet article est toujours éliminé. Exemple : La Blanchière = le domaine de Le Blanc ou Leblanc ; La Roussière = le domaine de Le Roux ou Leroux. 
  • 2 - Dans le toponyme formé avec un patronyme terminé en eau, ce patronyme est toujours sous la forme qu’il avait avant la vocalisation du l en au. Exemple : Rousseau, Roussel, La Rousselière = le domaine de Rousseau. 
  • 3 - Dans le toponyme formé avec un patronyme terminé en ier, cette finale fusionne avec le suffixe ière pour des raisons d’euphonie (Fripière au lieu de Fripierière). Ainsi La Gravouillère (ou gravouillière (1)) pourrait donc aussi avoir été le domaine du sieur Gravouille - nom encore porté dans la Loire- Atlantique, où l'on trouve aussi les formes Gravoil, Gravoille, Gravouil, et qui offre deux possibilités : soit un terrain graveleux, caillouteux, soit un lieu où pousse le houx (latin acrifolium, qui donne l'occitan grevol). 
Il est donc difficile de savoir, pour La Gravouillère, faute de posséder des formes très anciennes du nom, si on a affaire directement à un nom de lieu, ou à un patronyme dérivé lui même d’un nom de lieu. Cependant, voilà résolu un grand nombre de mystères sur les noms de lieux qui se terminent en ière. 

Sources :
(1) - Centre national de ressources textuelles et lexicales. 
(2) - D'après David Ferran (La Muse normande ed. A.Héron) 
(3) - Dans l'ouvrage de Jean-Claude Raymond "La langue de Rabelais et le parler du sud de la Touraine,et du Loudunais”. 
(4) - "Le vieux parler tourangeau" par Maurice Davau,C.L.D. Normand et Cie) 
(5) - Denis Jeanson – toponymie – implantation chrétienne. 

(A) - “La Grenouillère” est un célèbre établissement de canotage, de bains, de bal et de restauration installé sur l'île de la Chaussée à Croissy-sur-Seine, de 1851 à 1929. 
(B) - Selon le Dictionnaire historique de l'orthographe française, pour l’alternance de finales en ier/er, du type bergier/berger, elle s'explique par un phénomène ancien de palatalisation, avec cependant quelques exceptions comme : boutillier, joaillier, quincaillier... Gravouiller pouvait donc s’écrire “gravouillier” et nous retrouvons donc le suffixe ier. 

La Libellule et le Héron - La Grenouille n°9 Octobre 2012

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